Parlons de la Grande Caraïbe • Dépassons cette image de carte postale bien connue

La transformation numérique n’est plus un luxe pour la Caraïbe, c’est une condition de survie. C’est le constat posé par la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC/ECLAC) dans son rapport Data embassies: an innovative approach to strengthening digital resilience in the Caribbean, publié le 10 décembre 2025. Merci à Betty Fausta pour la recommandation.
Ce document analyse les vulnérabilités numériques des États caribéens et explore une solution encore peu connue dans la région : les data embassies, ou ambassades de données.
Dans la Caraïbe, les services publics, les systèmes fiscaux, les registres d’état civil, la santé ou encore la gestion des catastrophes reposent de plus en plus sur des infrastructures numériques. Câbles sous-marins, data centers, plateformes cloud et réseaux mobiles forment désormais l’ossature des États.
Le problème est simple : ces infrastructures sont extrêmement exposées. Ouragans, inondations, séismes, éruptions volcaniques, coupures électriques ou sabotages de câbles peuvent, en quelques heures, paralyser un pays entier. Le rapport rappelle qu’une seule rupture de câble ou l’inondation d’un centre de données suffit à interrompre des services vitaux, parfois pendant plusieurs jours.
Aux risques naturels s’ajoutent les cyberattaques. L’exemple du Costa Rica, frappé en 2022 par des attaques ransomware ayant paralysé une trentaine d’agences publiques, est cité comme un signal d’alarme. Résultat : services fiscaux bloqués, systèmes de santé perturbés, pertes estimées à plus de 30 millions de dollars par jour.
Le message est clair : lorsque l’administration, la justice et l’économie sont numérisées, la continuité des données devient un enjeu de souveraineté. Perdre l’accès à ses bases de données revient à perdre la capacité de gouverner.
Une data embassy est un dispositif par lequel un État héberge ses données stratégiques dans un pays tiers, tout en conservant un contrôle juridique et technique total. Les serveurs sont physiquement situés à l’étranger, mais juridiquement protégés par des accords internationaux inspirés du droit diplomatique.
Concrètement, cela signifie que :
Le modèle de référence reste celui de l’Estonie, qui a signé en 2017 un accord avec le Luxembourg pour héberger ses données souveraines hors de son territoire.
La CEPALC insiste sur un point : les petits États insulaires en développement cumulent les vulnérabilités. Faible redondance des câbles, concentration des data centers sur les zones côtières, dépendance à l’électricité, moyens limités pour sécuriser les systèmes… tout concourt à un risque systémique élevé.
Dans ce contexte, les data embassies offrent une réponse adaptée : externaliser les données critiques hors de la zone à risque climatique tout en évitant une dépendance totale aux géants du cloud commercial.
Le rapport ne vend pas une solution miracle. Il souligne plusieurs avantages :
Cependant, il pointe aussi des freins importants :
L’un des scénarios jugés les plus réalistes est celui d’une data embassy régionale, portée par plusieurs États caribéens, plutôt qu’une multiplication de projets nationaux isolés. Trinidad-et-Tobago est d’ailleurs cité pour son projet de data center de niveau Tier 4 destiné à jouer un rôle régional.
L’enjeu dépasse la technique. Il s’agit de poser les bases d’une gouvernance numérique caribéenne, capable d’anticiper les crises, de protéger les données publiques et de garantir la continuité de l’action de l’État.
La question n’est plus de savoir si la Caraïbe doit renforcer sa résilience numérique, mais comment. Les data embassies apparaissent comme une option crédible, exigeante et structurante. Elles obligent les États à penser la souveraineté numérique, la coopération régionale et la gestion des risques sur le long terme. Dans une région où le prochain choc n’est jamais une hypothèse abstraite, sécuriser les données, c’est sécuriser l’État lui-même.