Budgets publics resserrés, problématiques d’habitat « de fait », de cohésion sociale, de protection de l’environnement, mais aussi Plans Locaux d’Urbanisme (PLU) toujours en attente, loi difficile à appliquer… L’aménagement de l’archipel est caractérisé par des défis multiples sur lesquels revient Jack Sainsily, le directeur du Conseil d’Architecture, d’Urbanisme et de l’Environnement (CAUE), architecte DPLG, urbaniste OPQU.
Jack Sainsily : En matière d’aménagement du territoire, les enjeux sont tout à la fois d’ordre économique, sociétal et environnemental. Pour l’aspect économique en particulier, les collectivités subissent le désengagement de l’Etat et ses baisses de dotations. D’un autre côté, nous savons combien la Guadeloupe est durement marquée par un taux de chômage élevé et persistant, notamment chez les plus jeunes. Une telle situation n’est pas sans conséquence sur la capacité des collectivités et des administrés à contribuer financièrement à l’aménagement du territoire.
En outre, en dépit des efforts réalisés ces 30 dernières années, nous constatons que le nombre de constructions hors des cadres légaux, c’est-à-dire dites « illicites » ou dans des zones d’habitat spontané, demeure très important. C’est un vrai fléau pour notre territoire, car les conséquences néfastes sont à la fois sociales et environnementales : précarité, inégalité fiscale, inadaptation des réseaux d’énergie, d’alimentation en eau ou d’assainissement…
Dans un tel contexte, pour ceux qui ont en charge l’équipement et l’aménagement du territoire, le risque est de subir la mutation du territoire sans véritablement l’accompagner pour l’infléchir durablement vers la qualité qui devrait prévaloir. En cela, les documents stratégiques de planification, quel qu’en soit l’échelon, restent déterminants pour fixer le cadre et le cap.
Mylène Colmar : L’aménagement du territoire guadeloupéen est-il très en retard, par rapport à celui de l’hexagone ?
J.S. : Lorsque je suis parti de la France hexagonale il y a de cela plus de 30 ans, après mes études d’urbanisme et d’architecture, j’ai quitté un territoire en mutation. Aujourd’hui, l’évolution de ce même territoire est flagrante du point de vue de l’aménagement et des équipements structurants : tram-train, infrastructures modernes, réseaux haut débit, organisation des espaces publics, équipements culturels et sportifs, etc.
Mylène Colmar : Pour la Guadeloupe, qu’en est-il ?
J.S. : Certes, beaucoup de choses ont été faites (lycées, collèges, écoles, logements sociaux, hébergements touristiques, etc.), parfois impulsées par le système de la défiscalisation. Toutefois, le rythme de transformation de notre archipel guadeloupéen et de nos paysages urbains est de loin inférieur à celui de l’hexagone. Les risques sismique ou cyclonique ne peuvent à eux seuls expliquer ce décalage, d’autant que nous n’avons eu à faire face à aucune catastrophe majeure depuis l’ouragan Hugo ou le séisme des Saintes.
M.C. : D’autres enjeux, problématiques, pour la Guadeloupe ?
J.S. : Outre l’enjeu économique, il y a l’enjeu sociétal. L’aménagement du territoire doit répondre à l’enjeu de cohésion sociale et intergénérationnelle, en réconciliant non seulement les composantes communautaires entre elles, mais aussi notre jeunesse avec leurs aînés. La réalité du vivre-ensemble s’estompe. Elle est perçue par un certain nombre de Guadeloupéens « comme menacée, par l’ancrage de communautés d’Haïti, de Saint-Domingue, qui s’organisent dans l’adversité. De plus en plus, des quartiers entiers, notamment de la ville de Pointe-à-Pitre, changent, du point de vue du profil économique », dixit Claude Hoton lors d’une conférence au World Trade Centrer du CCEE.
Autre enjeu : l’attractivité touristique de la Guadeloupe, qui dépend fortement de la manière dont nous l’aménageons. Si nous continuons à négliger son architecture vernaculaire et son patrimoine propre, si nous détruisons les vestiges ici et là au profit exclusif d’une architecture moderne et internationale, notre territoire n’aura guère plus d’identité et d’attrait : le touriste européen ne vient pas forcément chercher ce qu’il connaît, mais ce qui fonde la typicité et le caractère de notre territoire.
L’aménagement a également un enjeu environnemental. Le caractère particulièrement insalubre de certains lieux sur notre territoire a déjà été souligné : les déchets (avec notamment les décharges sauvages), les problèmes d’eau, d’assainissement, etc. C’est un enjeu qui relève de notre stratégie de planification, mais aussi qui se heurte à une certaine incompréhension de la population. Par exemple, les déchetteries sont nécessaires sur notre territoire, mais le choix de l’implantation donne souvent lieu à une opposition des habitants qui ne veulent pas de ce type d’équipement près de chez eux. Comme on ne peut les implanter dans des zones artisanales et commerciales, il ne reste plus que les zones naturelles ou agricoles, ce à quoi peut s’opposer la Commission Départementale de la Protection des Espaces Naturels Agricoles et Forestiers (CDPENAF), organisme incontournable pour décider de l’implantation dans ces zones de quelque construction que ce soit. C’est un véritable paradoxe, pour lequel il faudra trouver des solutions.
M.C. : Quel est votre point de vue sur les plans d’aménagement en cours ?
J.S. : Tous ces enjeux sont des paramètres à prendre en compte de manière prospective et à traduire dans les documents de planification, notamment le Schéma d’Aménagement Régional (SAR). Ce dernier est en passe d’être révisé.
Malgré le regroupement effectif des communes dans des communautés d’agglomération plus vastes, il n’y a pas de Schémas de COhérence Territoriale (SCOT) à la dimension de ces nouveaux échelons. La dernière loi pour l’Accès au Logement et un Urbanisme Rénové (ALUR) n’a pas encouragé cette démarche. Cette loi est d’ailleurs en décalage manifeste avec la réalité de notre territoire.
En effet, nos problématiques sont souvent fort différentes, n’en déplaise à ceux qui s’évertuent à vouloir calquer en outremer les orientations définies pour les territoires de France hexagonale. Les lois nationales ne prennent pas toujours en compte nos préoccupations locales dans leur globalité. Toutefois, certaines collectivités peuvent se saisir de leur droit à l’expérimentation pour améliorer la qualité du cadre de vie de leurs administrés. C’est d’ailleurs le sens de l’habilitation que s’est octroyée la Région Guadeloupe en matière d’énergie, cette démarche gagnerait à s’appliquer dans bien d’autres domaines stratégiques tels que l’eau, l’habitat, le littoral, etc.
M.C. : Dites-nous-en plus sur la loi ALUR.
J.S. : La loi ALUR, dans le cadre de son volet urbanisme, a voulu mettre de l’ordre dans le code de l’urbanisme. Malheureusement, tout ne s’accompagne pas de perspectives heureuses. Ainsi, le SCOT, à l’origine porté par une communauté d’agglomération ou de communes, a vu son périmètre étendu à deux communautés minimum. Cela pose des difficultés certaines : en Guadeloupe : est-il utile qu’il y ait un SCOT avec une telle couverture géographique ? Nos parlementaires devraient se pencher sur la question, afin de trouver une formule de dérogation.
Autre point : la loi ALUR a amené un certain nombre de dispositifs avec des délais. Lorsque l’on regarde la situation de notre territoire, il y a très peu de Plans Locaux d’Urbanisme approuvés (PLU) (ndlr : plans élaborés par les communes). Or, mars 2017 est l’échéance fixée par le législateur : si les PLU ne sont pas mis en place (ndlr : voir encadré), les Plans d’Occupation des Sols (POS) seront caducs, les territoires se verront soumis à la Réglementation Nationale d’Urbanisme (RNU), laquelle est totalement inadaptée.
M.C. : Pourquoi ces PLU n’ont-ils pas encore été adoptés ?
J.S. : Au départ, certaines communes ont cru bon de transformer leur POS en PLU, d’un coup de baguette magique, parce que certains techniciens véhiculaient cette idée à cette époque. Or, il fallait prendre en compte la différence substantielle entre ces deux documents. En effet, le PLU est un document stratégique, de planification et d’organisation de l’espace dans le temps. Il n’est pas statique, il doit pouvoir évoluer. C’est donc un document fondamental, qui nécessite une démarche différente de celle de jadis. Pour toutes ces raisons, les communes ont du mal à l’élaborer, d’autant que le nombre de bureaux d’études qui s’y sont attelés pour les accompagner est restreint en Guadeloupe.
La loi ALUR a aussi rajouté des objectifs quantitatifs au PLU et des exigences nouvelles aux orientations générales des Plans d’Aménagement de Développement Durable (PADD) (ndlr : documents majeurs des PLU).
Par ailleurs, dans l’écriture de ces documents, le logement social et la mixité font partie des données à quantifier. Les maires ne peuvent se soustraire à l’obligation d’accepter un parc de logement social qui soit conforme à la réglementation. Le stationnement automobile est considérablement contraint au profit des mobilités alternatives (comme le vélo) plébiscitées depuis les Lois Grenelles.
M.C. : Il existe différents plans d’aménagement du territoire. Quelle est la hiérarchie ?
J.S. : La loi ALUR a également clarifié ce point. Le SAR s’impose au SCOT qui lui-même s’impose au PLU. Cependant, ils doivent être dans des rapports de compatibilité entre eux, seules les opération d’aménagements ou les permis doivent être conformes au PLU.
M.C. : Quelle est votre évaluation du SAR, qui sera bientôt révisé ?
J.S. : Le CAUE n’a pas contribué à l’évaluation du SAR, puisque ce fut la mission confiée à un bureau d’étude qui, de prime abord, préconisa sa révision. Pour notre part, pendant les deux années de sa mise en application, nous nous sommes rendus compte qu’il y avait une difficulté de compréhension du SAR et que la notion de compatibilité était mal comprise. Avec les services régionaux de l’aménagement du territoire, nous avons saisi la nécessité de mettre en place un guide d’interprétation du SAR. Dès lors, nombre d’incohérences ont été constatées entre le SAR et les orientations stratégiques des communes. En phase de diagnostic et de concertation, il aurait fallu se projeter dans un avenir à plus long terme, pour aboutir à un projet plus adéquat pour notre archipel de Guadeloupe. Tout ceci plaide désormais en faveur d’une nécessaire révision de ce SAR qui n’est déjà plus adapté à la réalité et qui manque d’envergure prospective.
Interview parue dans le magazine Artisanat Guadeloupe, numéro 2 sorti en août 2014.