Flashback magazine Foodîles : Le goût des îles d’Erick Noël

Pour le magazine Foodîles que Jessica Brudey et moi avons créé en 2018 et qui compte 15 numéros publiés, j’ai interviewé des dizaines de personnes très différentes. Généralement, j’allais à leur rencontre, dans leur univers, accompagnée d’un photographe et, de temps en temps, de Jessica. Cela donnait lieu à de beaux moments de partage, avec une foule d’émotions – du rire aux larmes – au rendez-vous.

Nous avons arrêté le magazine, dont le dernier numéro est paru en janvier 2025. Cependant, je consulte souvent les anciens numéros pour trouver une information, une photo, ou simplement avoir de l’inspiration. Je suis récemment tombé sur l’interview d’ Erick Noël, parue dans le numéro 7 de Foodîles, paru en mars 2021.

J’ai eu envie de vous la partager, car j’ai beaucoup apprécié son livre, je trouve ses explications intéressantes.

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Le goût des îles d’Erick Noël : de belles pages d’histoire culinaire

Raconter, analyser les saveurs, les boissons et mets des îles sous un angle historique, Erick Noël y réussit brillamment dans son ouvrage Le goût des Îles sur les tables des Lumières, paru aux éditions LA GESTE, fin 2020. Ce professeur d’histoire moderne au pôle Martinique de l’Université des Antilles a atteint son but : rédiger un livre vivant, intéressant, accessible, tout en étant très bien documenté.

J’ai choisi ce thème qui m’a semblé être un parent pauvre dans la recherche en Histoire aux Antilles. Les questions sur l’esclavage, le métissage, sont beaucoup étudiées, ce qui est normal et légitime. À côté de cela, un aspect de la société antillaise est plutôt ignoré, alors qu’il est pourtant valorisant : la cuisine. Celle-ci est un élément fort, très particulier ici, par rapport à celles d’autres ré- gions d’Amérique et d’Europe. Il me semblait important de mettre en valeur ce patrimoine culinaire.

La lecture de votre ouvrage est facile, agréable. Etait-ce un parti pris ?

J’ai voulu, effectivement, que le livre soit ac- cessible à un public qui ne serait pas seulement univer- sitaire, d’où un texte fluide. Je l’ai aussi rédigé pour qu’il soit un précis, c’est-à-dire un manuel de référence destiné aux étudiants. Le livre comporte donc des notes de bas de page très référencées, afin de permettre aux chercheurs de trouver les sources, les archives, s’ils veulent en savoir plus. Ainsi, j’ai visé deux niveaux de lecture pour attirer deux publics.

Combien de temps a nécessité l’écriture de ce livre ?

Cela paraîtra étonnant, car cet ouvrage ne compte que 192 pages, mais j’ai mis pratiquement trois ans pour le rédiger. Auparavant, j’avais beaucoup travaillé sur le monde de l’habitation-plantation et sur la question noire en France, ce qui me donnait une base de connaissance, mais j’arrivais sur un terrain, la cuisine, où je n’étais pas spé- cialiste en tant que tel. J’ai notamment consulté de grands historiens de la cuisine. L’un deux signe la préface : Florent Quellier, titulaire de la chaire CNRS d’histoire de l’alimenta- tiondes mondes modernes, l’unique en France. Je me suis rapproché de collègues pour qu’ils fassent la relecture, un suivi attentif de ce travail. Ce dernier a donc été encadré pour être au plus près de la vérité.

Pourquoi ce choix d’aborder le patrimoine culinaire des îles sous un angle historique à l’époque des Lumières ?

Cette période allant de la fin du XVIIe siècle à la Révolution correspond à des mutations profondes, inscrites dans le temps long, avec non seulement des changements de valeurs, mais de nouveaux goûts. J’ai voulu montrer qu’on passe d’une époque dominée par le goût du salé, de l’épicé, qui envahissent tous les plats, à des goûts sucrés, suaves et même vanillés – qui s’imposent finalement à la fin de la période. De plus, le rôle des îles a été très important en la matière, puisque c’est d’elles que sont partis tous ces produits et c’est dans les îles qu’un capitalisme naissant a imposé des formes de production destinées à satisfaire des élites qui, moins sur place qu’en Europe, ont constitué un nouveau marché de consommation. Les Antilles sont devenues un espace économique particulier, à l’échelle mondiale, et ont tenu une place essentielle dans l’histoire internationale.

Vous consacrez deux chapitres au sucre, l’« or blanc ». Cela vous a paru normal de lui accorder de nombreuses pages ?

Oui, car c’est de lui que découle le reste, il est le dénominateur commun, le moteur. On n’aurait pas consommé de chocolat s’il n’y avait eu de sucre, car on le trouvait trop âcre. Le café seul, lui, aurait paru trop amer. Enfin, la pâtisserie et les entremets, mais aussi la confiserie et les glaces n’auraient pu connaître un envol sans une base sucrée.

Vous vous attachez à fournir une multitude d’explications, de faits historiques, sur tous ces produits de notre quotidien, d’où un contenu riche.

L’histoire politique et économique n’ont cessé d’occuper une place essentielle dans l’historiographie française, tandis que l’histoire sociale ne s’est que plus récemment développée, et les aspects culturels ont longtemps paru factices, voire secondaires. Aujourd’hui, on met en avant tous ces aspects qui font l’essence de nos vies de tous les jours. L’histoire de la vie quotidienne me paraît non moins importante que celle qui occupe le devant de la scène.

Avez-vous rencontré des difficultés lors de vos recherches ?

Le risque était de tomber dans l’anecdote, ce qui est le piège de l’histoire culinaire. Vous pouvez trouver au dos d’une bouteille une étiquette qui va lui inventer une histoire faramineuse, mais souvent inexacte. J’ai passé beaucoup de temps à chercher quelles étaient les vraies histoires des produits derrière leurs emballages. C’est ce qui a été le plus compliqué, paradoxalement. Les producteurs se sont souvent faits inventeurs de mythes qui sont devenus par la suite des vérités ordinaires. C’est souvent d’ailleurs une histoire très ordinaire qui commence celle des plats. Leur origine est souvent anonyme, car c’est dans les arrière-cuisines que se concoctaient les préparations qui étaient ensuite récupérées par d’autres et valorisées commercialement, sans que les inventeurs eux-mêmes n’en aient forcément été les bénéficiaires.

Avez-vous prévu un deuxième ouvrage, une suite ?

On pourrait aborder une histoire plus récente, et souligner que les îles ont bénéficié de produits venus de métropole ou d’autres régions du monde, comme le colombo amené des Indes orientales. Par ailleurs, le goût des îles pour les îles elles-mêmes constitue une perspective qu’il me semble intéressant de développer, en particulier pour des étudiants en master ou en thèse. Jacky Jeanne-Rose, étudiant martiniquais, a justement commencé un doctorat, sous ma direction, sur l’histoire culinaire de la Martinique, en interrogeant une cuisine menacée.