Frontières héritées, tensions durables : le casse-tête territorial de la Grande Caraïbe

La carte de la Grande Caraïbe ne raconte pas une histoire de peuples ni de géographie. Elle raconte une histoire de conquêtes, de traités signés à des milliers de kilomètres, de rivalités impériales et de compromis bricolés. Espagnols, Français, Britanniques, Néerlandais ont découpé l’espace caribéen en fonction de leurs intérêts stratégiques du moment.

Le résultat est là : un archipel et des façades continentales morcelés, des frontières parfois floues, parfois absurdes, souvent conflictuelles.

Un découpage arbitraire, fruit des rivalités impériales

Tout commence avec la colonisation. Les Traités de Tordesillas (1494) et de Madrid (1670) attribuent déjà de vastes zones à l’Espagne, mais les autres puissances européennes ne s’encombrent pas de ces accords. Les Français s’installent en Haïti, Guadeloupe et Martinique ; les Britanniques prennent la Jamaïque, les Bahamas et une partie des Petites Antilles ; les Néerlandais fondent Curaçao, Aruba et Bonaire ; tandis que les Espagnols dominent Cuba, Porto Rico et la République dominicaine.

Ces conquêtes s’accompagnent de traités successifs – comme celui de Paris (1763) ou de Versailles (1783) – qui redessinent les cartes après chaque conflit. Mais ces lignes sont souvent tracées à la hâte, basées sur des cartes imprécises, ignorant les reliefs, les rivières ou les communautés locales. Résultat : des frontières qui coupent des bassins culturels créoles communs, mêlant influences africaines, européennes et amérindiennes, sans logique autre que stratégique.

Des populations entières se sont retrouvées divisées, déplacées ou administrées par des puissances différentes sans jamais être consultées.

Saint-Martin reste l’exemple le plus parlant : une île, deux administrations, une frontière interne héritée d’un accord franco-néerlandais du XVIIe siècle, totalement déconnectée de toute logique culturelle ou linguistique actuelle. Curaçao, Aruba, Bonaire, Saint-Eustache ou Saba illustrent la même logique de micro-territoires coloniaux maintenus pour des raisons stratégiques, fiscales ou commerciales.

Des frontières maritimes longtemps ignorées

Pendant des siècles, la mer des Caraïbes a été perçue comme un espace ouvert. Les frontières maritimes ne comptaient pas. La situation change brutalement au XXe siècle avec l’essor du droit international de la mer, la création des zones économiques exclusives et la découverte de ressources offshore.

Du jour au lendemain, des États se sont retrouvés voisins sur le papier, sans jamais avoir réellement délimité leurs espaces maritimes. Les conflits se multiplient : Nicaragua contre Colombie, Venezuela contre Guyana, Honduras contre Nicaragua, Haïti contre République dominicaine, sans oublier les tensions récurrentes autour des îlots inhabités ou faiblement peuplés.

Des contentieux encore bien vivants

Contrairement à une idée répandue, les conflits frontaliers caribéens ne relèvent pas du passé. Certains dossiers sont gelés depuis des décennies. D’autres se réactivent dès qu’un enjeu économique apparaît.

Aujourd’hui, si les frontières terrestres sont globalement stabilisées, les zones maritimes restent un foyer de tensions. La Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (1982) a complexifié les choses en introduisant les zones économiques exclusives (ZEE), amplifiant les chevauchements.

Le différend entre le Venezuela et le Guyana autour de l’Essequibo en est l’exemple le plus explosif. Une frontière héritée de l’époque coloniale britannique, contestée depuis plus d’un siècle, ravivée par la découverte de pétrole offshore. Derrière le discours historique, les enjeux sont très contemporains : ressources, souveraineté, influence régionale.

Dans plusieurs cas, les frontières terrestres n’ont jamais été matérialisées sur le terrain. Elles existent dans des textes, parfois contradictoires, rarement dans la réalité quotidienne des populations frontalières qui circulent, commercent et vivent ensemble.

Une région morcelée, des États fragilisés

Ce découpage colonial a laissé des États de petite taille, souvent dépendants, avec des capacités diplomatiques et juridiques limitées. Défendre une frontière devant une cour internationale coûte cher, prend du temps et exige une expertise que tous ne possèdent pas.

La fragmentation territoriale complique aussi l’intégration régionale. Coopérer devient plus difficile quand les différends frontaliers ne sont pas réglés. La méfiance s’installe, ralentissant les projets communs en matière de sécurité, d’énergie, de pêche ou de protection de l’environnement.

Un héritage colonial jamais soldé

Les frontières de la Grande Caraïbe sont l’un des legs les plus lourds de la colonisation. Elles continuent de produire des tensions, des incompréhensions et des rapports de force inégaux. Les indépendances n’ont pas effacé ces lignes arbitraires. Elles les ont figées.

Comprendre les problèmes frontaliers caribéens, c’est accepter une réalité simple : la région vit encore avec une carte dessinée pour servir des empires disparus. Tant que cette histoire ne sera pas pleinement reconnue et traitée politiquement, les frontières resteront un facteur d’instabilité durable dans la Grande Caraïbe.